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A l'époque, les hommes ne formaient qu'un seul peuple, partageant une langue unique. Eparpillés à la surface du vaste monde, chacun vaquait à ses occupations. Les uns étaient bergers dans les hautes montagnes du nord, les autres cultivateurs dans les plaines fumantes de l'est, d'autres encore tissaient la laine, modelaient l'argile, etc... Il y avaient aussi, parmi ceux qui se sentaient l'âme voyageuse, des gens qui, seuls, en groupe ou en famille, prenaient la route et s'investissaient de la mission indispensable de colporteurs. Sillonnant la grande terre, ils colportaient nouvelles et idées, destinant à chacun, informations cruciales et potins insignifiants. Par eux également circulaient les savoirs et les nouvelles connaissances acquises par les uns, par les autres, les dernières inventions, les chouettes découvertes. Il y avait aussi dans leur besaces toujours bien remplies des chants, des poèmes, de grands récits et des historiettes. Lorsqu'ils s'arrêtaient dans un village, c'était pour tous le temps de la fête qui s'ouvrait. Car comme chacun le sait c'est autour d'un grand feu de joie et d'un bon repas, alors que l'on chante et que l'on rit, c'est là le temps de l'échange et du partage, le temps où le peuple se raconte, se construit.

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Ces colporteurs arpentaient donc la surface du monde dessinant dans leurs trajectoires innombrables la carte du peuple des hommes.

Jusqu'au jour où, pourquoi, personne ne s'en souvient, jusqu'au jour où naquit parmi les hommes le désir fou d'ériger ensemble une tour qui irait jusqu'au ciel.
A cette époque les hommes s'entendaient bien et on peut imaginer que l'idée d'une construction commune leur ait semblé une belle manière d'exprimer leur joie d'être ensemble, unis. Ou bien peut-être un fou ou un poète, à force d'exalter la beauté de l'azur et la douceur des nuages avait-il donner aux autres l'envie d'aller jusqu'en haut pour en profiter plus encore. Certain avancent aussi que, peut-être les hommes de cette époque partageaient-ils des croyances qui les auraient pousser à vouloir explorer le ciel pour voir si leur divinité s'y planquait. Mais tout ça ne sont que supputations et hypothèses, revenons donc à la réalité des faits...

Car, sur la terre des hommes les grands travaux commencèrent.

Au Sud on extrayait l'argile pour les briques, au Nord, le bitume qui servait à les assembler, à l'Est on coupait les forêts pour les échafaudages et à l'Ouest on cultivaient la terre pour nourrir les hommes qui travaillaient. Tout cela arrivait par bateau des quatre coins de la terre jusqu'au pied de la Tour dont l'emplacement se situait précisément et justement au centre du milieu du tout. Très vite tout autour de la Tour qui s'élevait chaque jour, une véritable ville s'érigea. Unis dans l'effort, heureux de se rencontrer, les hommes organisaient de grandes fêtes où l'on dansait, chantait, buvait et la ville bruissait constamment, le jour du bruit des travaux, la nuit du bruit des fêtes et des banquets.

Evidemment dans cette entreprise collective, le rôle des colporteurs se révéla vite indispensable.
Du fond des mines du Sud aux confins des plaines de l'Ouest, se passant le relais à travers les fleuves et les forêts, ils étaient les garants de la circulation des informations indispensables au bon déroulement des travaux. Plus de briques, moins de bitumes, de la viande pour les architectes, des céréales pour les maçons, du vin pour tous, etc... Cela demandait une organisation considérable.

Aussi, les colporteurs qui avaient jusque là l'habitude de travailler seuls ou en petit groupe, se mirent d'accord sur un fonctionnement collectif et se répartirent les territoires. Certain occupaient les forêts, les autres les montagnes, certains allaient à cheval ou à pied, d'autres naviguaient sur les fleuves et les mers. Et ceci jusque dans la ville où la tour s'élevait et même jusque dans la tour elle- même ou chaque étage avait son colporteur. Il faut dire qu'au delà de faire circuler les informations pratiques, ces derniers n'oubliaient pas une facette essentiel de leur métier à savoir permettre au peuple de se retrouver et de se construire en tant que peuple dans le partage et la rencontre. Bref, et vous l'aurez compris, dans la joie et la fête.

Et l'on peut dire que cette époque de grands travaux fut particulièrement animée.
A vrai dire c'était un vrai brouhaha et les hommes qui pourtant parlaient tous la même langue avaient même parfois du mal à s'entendre. D'aucun disent que c'est d'ailleurs pour cela qu'ils baptisèrent leur construction la tour de Babel du mot Babyl qui signifie « confondre ». Cependant d'autres avancent que la naissance de ce nom est plus à chercher du côté de la porte « Baab », Babel pouvant signifier « la porte du ciel ». Une chose est sûre cependant, la ville de la Tour de Babel devint vite Babylone.

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La Tour s'élevait donc à vue d'oeil. Les jours de grisaille il arrivait de plus en plus souvent qu'on n'arrive plus à en distinguer le sommet et il commençait à se murmurer en bas qu'il régnait un esprit étrange dans les étages les plus élevés.
Il faut dire que cela faisait des mois que les ouvriers de la cime ne descendaient plus. A ce stade de la construction, il aurait fallu toute une semaine à un homme vaillant pour dévaler la Tour dans son intégralité.
Chacun restait donc confiné à une dizaine d'étages et malgré les efforts des colporteurs, l'esprit de fête et de communion semblait peu à peu déserter la tour. Etait-ce à cause de l'altitude qui peut causer une altérations des sens et du jugement à qui n'est pas habitué, était-ce à cause du silence et de la solitude des sommets qui fait apparaître clairement des vérités simples auparavant enfouies en nous-mêmes ? Ou bien par lassitude ou par nostalgie de la terre ferme et de ses merveilles ?
Toujours est-il que peu à peu, un à un, les hommes se mirent à redescendre, laissant à l'abandon des pans entier du chantier, livrés aux nuées et aux vents.

En bas, la ville s'était encore étendue, densifiée, et les ouvriers, quand on remarquait seulement leur retour était fêtés comme des parents ou des amis proches que l'on aurait pas vus depuis longtemps, entrainés aussitôt arrivés dans un tourbillon de chants, de danses et d'ivresse. De fêtes en fêtes, Babylone vivait à son rythme frénétique, oubliant peu à peu ce qui avait été sa raison d'être... la tour.

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Jusqu'au jour où une grande tempête s'abattit sur la ville. Durant dix jours et dix nuits, le vent souffla, le tonnerre gronda, la pluie fouetta. Les nuages qui obscurcissaient le ciel étaient tellement noirs que les jours devinrent semblables aux nuits. Plongée dans l'obscurité, malmenée par la violence des éléments qui se déchainaient, Babylone la bruyante, Babylone l'excessive avait trouvée plus enragé qu'elle.
Enfin, un beau matin, le jour se leva sur un ciel apaisé. Un à un, prudemment, les babyloniens sortirent de leur demeure et commencèrent à cheminer ensemble, comme poussés par une main invisible, vers la place centrale de la ville où se dressait la Tour de Babel. Je dis « dressais » car de la Tour de Babel il ne restait en vérité qu'un énorme éboulement de briques et de planches.

Et alors que la foule amassée contemplait en silence l'ampleur du désastre, un immense sentiment de tristesse naquit dans le cœur des hommes. Et chacun se demandait en lui-même comment on en était arrivé là, et chacun en lui-même tentait de se souvenir du début de l'aventure, de se remémorer le pourquoi du comment. Et, ensemble mais seuls devant l'absurdité de ce gigantesque tas de ruines, pour la première fois de leur histoire, les hommes éprouvèrent l'absence du sens.

Alors un à un, parfois par petits groupes, ils s'en retournèrent par les rues, puis par les routes, le long des fleuves, retrouver leur plaine, leur montagnes, leur forêts. Et c'est ainsi que s'achève l'histoire de Babylone et de la Tour de Babel.

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Enfin, pas tout à fait. Car en chemin, les babyloniens rencontrèrent ceux qui étaient restés sur place. Tous avaient joué un rôle dans la construction de la Tour et tous voulaient savoir ce qu'il en était. C'est en essayant de comprendre leurs questions que les babyloniens constatèrent qu'ils ne parlaient plus la même langue. Au cours de toutes ces années passées à construire la Tour, les hommes avaient constitué des groupes spécialisés dans des taches, regroupés sur des territoires précis. Et chacun avait développé son jargon, son langage. Et c'est d'ailleurs de cette époque que l'on date l'apparition des langues multiples.

Restait toutefois un groupe qui avait su garder la langue d'origine et en parler plusieurs : les colporteurs.


 

Mais d'ailleurs, que faisait donc les colporteurs en ces temps d'exode ?

Il s'était passé une chose étrange : alors que les habitants quittaient la ville par milliers, de petits groupes, parfois des individus seuls, affluaient discrètement en sens inverse. Venus des déserts du Sud et des plaine de l'Ouest, des montagnes du Nord et des forêts de l'Est, ils remontèrent les cohortes de babyloniens jusqu'au cœur de la ville désertée.

Et c'est là qu'ils se retrouvèrent, à peine quelques milliers, assis en cercle sur les ruines de Babel. Et pour la première et la dernière fois de leur histoire, c'est pour eux-mêmes que les colporteurs ouvrirent un espace de rencontre et de partage. Car il voulaient savoir pourquoi. Pourquoi, le fin mot de la fin

Certain rapportent qu'ils chantèrent, dansèrent et discutèrent pendant des semaines entières, d'autres parlent de plusieurs mois voire, pour les plus audacieux d'une année pleine.
 

Après tous ces palabres, ils arrivèrent à quelques conclusions fondamentales : une seule langue pour un seul peuple, uni autour d'un projet unique, ça ne marchait pas. C'est au contraire, l'apparition des langues multiples qui constituait un rempart contre la pensée unique et ce qu'elle engendre chez les hommes comme grands projets absurdes et globalisant aboutissant à l'anéantissement du sens et du désir de vivre ensemble.
La diversité des expressions qui n'allait pas manquer de naître d'un tel événement était donc à considérer comme une grande richesse. Un cadeau du ciel, qu'eux, les colporteurs anonymes et multiples, allaient pouvoir protéger et valoriser en continuant à faire ce qu'ils avaient toujours fait :

Ouvrir des espaces matériels ou immatériels, permanents ou éphémères, de croisements, de partage, de rencontre et de création, des espaces où le peuple se fait peuple.

Pour se souvenir de ce moment solennel et de cette mission commune, les colporteurs décidèrent de prendre un nom : « Babel-Gum ». Déformation probable de « Baab el Khom », soit « la porte du peuple » en arabe ancien.

Puis, plus libres et heureux que jamais, un à un ils se levèrent, se saluèrent et s'en allèrent à pied, à cheval, en bateau, en montgolfières...
Et depuis ils cheminent, polissant la surface de la Terre de leur talons légers, de là-bas jusqu'ici, d'hier jusqu'à aujourd'hui, de nous jusqu'à vous. 

BABEL-GUM /

LE MYTHE DES COLPORTEURS

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